Un carnet de voyage dans le Cantal en 1821


Par Pascale Moulier

Le musée d’art Roger Quillot conserve un carnet de voyage réalisé en 1821 par le peintre et critique d’art Étienne-Jean Delécluze (1781-1863). Les dessins et les commentaires manuscrits qui les accompagnent ont été numérisés et sont aujourd’hui consultables dans la bibliothèque virtuelle de la BCU de Clermont-Ferrand. Ce carnet est le premier du genre concernant notre département et présente un intérêt majeur, tant sur le plan artistique que documentaire. Par ailleurs, le journal que l’artiste publia en 1862, Souvenirs de soixante années, révèle des informations complémentaires sur cette expédition de cinq mois en Auvergne, « dont il avait entendu vanter les curiosités naturelles et les beautés pittoresques ». Cette phrase en dit long sur le contenu et le parti pris de l’artiste. Certes, le goût du pittoresque était en vogue avec l’école Troubadour et l’entreprise du baron Taylor, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France dont le premier volume est publié en 1820, mais Delécluze souhaitait aussi donner à son entreprise une dimension « scientifique ». « En ce pays, les rochers, les cailloux même que l’on pousse en marchant, excitèrent vivement la curiosité d’Étienne », nous apprend le journal (qui a la particularité d’être rédigé à la troisième personne). En effet, avant de « s’enfoncer dans le Cantal », Delécluze séjourne quelques temps à Clermont où il fait la connaissance de l’abbé Lacoste (1755-1826), passionné de géologie, qui lui fait partager sa science sur le volcanisme. L’artiste rencontre également deux jeunes savants, Victor Jacquemont et le comte Jaubert, qui reviennent du Cantal où des prospections minéralogiques les avaient conduits. Le point de vue de Delécluze ne sera donc pas seulement artistique mais devra être utile aux scientifiques. Lors de ce périple, il réalise cent-vingt dessins dont plus de soixante-dix se trouvent dans le carnet de la BCU, une vingtaine concernant le Cantal.

Les monts du Cantal

Delécluze commence son périple par Saint-Flour, remonte la vallée de la Cère jusqu’à Aurillac puis termine son carnet de voyage en Auvergne par les environs de Mauriac où il vécut une sorte d’expérience psychologique qui semble l’avoir marqué durablement. En effet, sortant de Mauriac de très bonne heure « par un splendide lever de soleil », il se met en route et soudainement découvre un « admirable paysage ». Il est alors saisi d’un doute : son périple a-t-il un sens ? « Quelle espèce de profit » pourrait-il en tirer ? De réflexion en réflexion, il contemple tour à tour les montagnes du Cantal qu’il vient de parcourir, puis celles des Monts Dore qu’il doit atteindre, « où du côté de la route à suivre apparaissait une multitude de collines boisées dont les sommités étaient noires et la base entourée des vapeurs blanchâtres du matin ». Il prend alors conscience qu’il aura bientôt atteint l’âge de quarante ans, et « ces deux mots lui firent tomber un glaçon sur le cœur ». Cette perspective grandiose qui se déployait sous ses yeux, que l’on peut encore admirer aujourd’hui sur la route de Mauriac au niveau de Jaleyrac, évoqua en lui brutalement le chemin déjà parcouru et celui qu’il restait à faire : « l’image de sa vie déjà passée comparée à celle de l’avenir ». L’impression violente ressentie en ces lieux laissera en lui une image forte comme nous l’apprend son journal.

Le site qui provoqua un choc émotionnel à Delécluze, au sortir du plateau de Mauriac en direction du nord.

 
Rentré à Paris il montre son carnet de voyage et attire l’attention de quelques savants par l’importance donnée aux curiosités volcaniques. Il fut envisagé de les reproduire par la gravure, mais la lithographie, qui aurait été particulièrement adaptée, n’en était qu’à ses débuts. « Les exigences des éditeurs, nous apprend l’artiste, plus disposés à faire un album pour les personnes du monde qu’un livre sérieux de voyage, furent cause que ce projet n’eut pas de suite ». Faut-il comprendre que son approche plus scientifique que pittoresque déplut à des éditeurs tels que le baron Taylor ? C’est possible, car l’énorme travail de Delécluze ne fut en effet jamais publié.

Les monts du Cantal vus du Calvaire de Saint-Flour

 
Le premier dessin réalisé dans le Cantal a été effectué au Calvaire de Saint-Flour, à sept heures du soir, précisent les notes manuscrites, et présente un panorama de la chaîne volcanique cantalienne. Il s’agit d’un lavis panoramique extrêmement large où les reliefs se détachent comme des ombres chinoises, sans aucun personnage. Le second montre la cité fortifiée de Saint-Flour du point de vue de la ville basse, avec ses éperons basaltiques hérissant la butte d’où émergent les vieilles bâtisses, serrées les unes contre les autres sur le promontoire. Les tours de la cathédrale ne sont pas visibles comme aujourd’hui, car elles avaient été détruites à la Révolution et n’étaient pas encore reconstruites en 1821. On constate qu’un rempart existait au niveau du « point de vue », adossé à la prison, qui se réduit à un simple mur aujourd’hui.

Saint-Flour

 

Une troisième vue montre les orgues qui sont scrupuleusement observées. Delécluze constate que « les deux roches supérieures et inférieures sont très différentes mais semblent faites de la même matière », et ajoute que ce type de roche « n’est point unique en Auvergne » et qu’on peut en observer sur l’île de Stappa en Écosse. Cette assertion, que l’on peut aisément vérifier aujourd’hui en trente secondes grâce à internet, surprend de la part d’un artiste vivant en 1820.

Les orgues de Saint-Flour.

 
Sur la route de Chaudes-Aigues, il dessine le « four de Cluzel », (appelé aussi grotte des faux-saulnier) avant de proposer un dessin de la source du Par, environnée de jeunes femmes se livrant à diverses occupations domestiques. Cette vue, très banale à l’heure actuelle, est l’une des premières du genre. Quelques années plus tard (1830), Charles-Marie Bouton en proposera une version légèrement différente pour l’album du baron Taylor, où l’arrière-plan disparaît dans la vapeur d’eau qui se dégage de la source et où les maisons du premier plan, avec leurs pans de bois saillants, ont été ajoutées pour accentuer l’effet pittoresque.

Le four de Cluzel, route de Chaudes-Aigues.
Source du Par, Chaudes-Aigues.

À l’approche de Murat, Delécluze s’installe dans la côte de Pignou pour saisir le panorama le plus large possible. Se détachent ainsi au premier plan le rocher de Bredons et son église, puis la ville tapie au pied du rocher de Bonnevie, le rocher de Chastel-sur-Murat à l’arrière-plan, et enfin les montagnes en silhouette dans le fond.

Murat.

 

Le dessin suivant, une vue intérieure de Murat, montre quelques vieilles maisons sur place du Planol et trois personnages : deux hommes élégants en redingote et haut de forme, ainsi qu’un bourgeois affecté d’un embonpoint spectaculaire. Cependant, ce point de vue n’a pas été choisi pour mettre en valeur les trois Muratais mais davantage pour donner une visibilité au rocher de Bonnevie, à ses orgues et scories basaltiques, « où se trouve les Colonnes Basaltiques à la fois les plus régulières et les plus longues », « et dont les colonnes sont disposées dans un ordre successif d’inclinaison qui rappelle celui de la Roche de Saint Sandoux », précise le commentaire manuscrit.

La ville de Murat.

 

Plus loin, à Laveissière, l’artiste s’arrête à la grotte de « L’hermitage de Fraysse haut » dont il dit qu’elle est à ce moment-là habitée par « une famille de cultivateurs qui, à grand peine, font croître quelques grains parmi ces rochers ».

Les grottes de Fraisse-Haut.

 
Delécluze reprend la route et dessine trois vues du Plomb du Cantal : deux panoramiques et une troisième plus rapprochée avec un buron semi-enterré au premier plan.

Vue sur le Plomb avec un buron au premier plan.

 

Sur la route d’Aurillac, il fait une halte au niveau des Chazes pour montrer « l’encaissement du lit de la Cère », dans de belles tonalités bleutées, puis une vue du Puy Griou agrémentée d’une chaumière bien observée au premier plan. Celle-ci possède l’assemblage typique de la région : en paille sur les deux-tiers du toit, et quelques rangées de lauzes appuyées sur le mur porteur. « Ce lieu est extrêmement sauvage comme tout ce qui l’entoure », ajoute-il.

La Cère.

 

Le Puy Griou.
Thiézac.

 

La vue de Thiézac, du point de vue de l’actuel cimetière, est particulièrement réussie. Le village se déploie sur la pente et sous les amas rocheux (chaos de Casteltinet, pains de sucre, etc.) qui sont aujourd’hui dissimulés sous la végétation mais qui eurent leur période de célébrité jusque dans la carte postale, vers 1900, avant que les arbres ne les fassent disparaître totalement. Le Pas de Cère est animé par une belle propriété (la ferme de Trémoulet) qui donne l’échelle : « il est difficile de voir une plus belle végétation que celle qui couvre cet horrible rocher », note l’artiste.

 

Le Pas de Cère.

 

La vue suivante, très imprégnée de l’esprit de la peinture de paysage du XVIIIe siècle, montre une portion de la « grande route d’Aurillac » (en terre battue) entre le Pas de Cère et Vic. Le rocher des pendus se dégage entre de grands arbres qui penchent harmonieusement leurs longues branches sur la route. Elle est empruntée par un paysan équipée d’une faux. Le voyageur arrive ensuite à Vic dont il ne choisira pas de montrer les vieilles maisons mais la grande route qui traverse le bourg, à un endroit difficile à déterminer (voir page précédente).

Route de Vic.

 

Vic-sur-Cère.

 
Les deux vues d’Aurillac privilégient la mise en situation géographique, avec un arrière-plan montagneux où se dégagent le col de Cabre, le Puy Mary et le mont Chavaroche. Sur l’une des vues, la Jordanne coule au premier plan, le couvent des Carmes apparaît à gauche et le grand tilleul appelé « Arbre de Croumaly » semble se détacher sur la colline. Celui-ci survécut jusqu’à une tempête en 1909 et se voyait de très loin. Sur la droite, le château Saint-Étienne a encore son corps de logis à deux tourelles adossé au donjon, et le toit de l’église Saint-Géraud, sans son clocher, émerge au-dessus des arbres. Les deux vues suivantes sont des « profils de montagnes ».

Aurillac.
Cascade de Salins.

 

Le voyageur remonte vers le nord et ignore Salers mais dessine la cascade de Salins, plus instructive de son point de vue probablement. Le dernier dessin sera réalisé près de Jaleyrac, lorsque l’artiste vivra sa « crise mystique ».
Ce carnet de voyage, nous montre le Cantal sous le crayon et le pinceau d’un artiste scrupuleux qui ne cherche ni le pittoresque ni l’effet décoratif mais davantage à restituer les impressions grandioses laissées par les paysages volcaniques. C’est le premier recueil d’images consacré au département connu à ce jour.

Pascale Moulier

Carnet de voyage conservé au MARQ.
http://bibliotheque-virtuelle.clermont-universite.fr/items/browse?collection=7