Exploration d’un monde paysan à l’agonie (Revue L’autre côté, n° 4, hiver 2019)


Par Pierre MOULIER

 

La jeune revue L’autre côté consacre son quatrième numéro à un thème qui touche spécialement les Cantaliens : le monde paysan. D’autant qu’il y est spécialement question du Cantal à l’occasion d’un entretien avec deux éleveurs du cru, à quoi s’ajoute un article d’Emmanuel Boussuge sur quelques éléments d’art populaire et rural de la vallée de Brezons. Cette bonne surprise est immédiatement suivie d’une autre dès la lecture amorcée : un constant souci d’élégance et de clarté irrigue les pages de cette revue originale dirigée par Séverine Denieul, qui signe ici l’éditorial et l’un des articles, et qui en outre a organisé les entretiens. Dans ce numéro, chose extraordinaire, tout mérite d’être lu.

L’éditorial de Séverine Denieul présente le thème d’une façon didactique. Le constat est clairement établi, chiffres à l’appui et sous les auspices d’Henri Mendras, auteur en 1967 de La Fin des paysans. Dans une postface plus tardive (« Vingt ans après »), celui-ci affirmait qu’« En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, constitutive d’elle-même ». En 1911, la population vivant directement de l’agriculture représentait 38% des Français, et 56% d’entre eux étaient des ruraux. Aujourd’hui, les paysans représentent 1% de la population. Le paysage en a été bouleversé. Extension de la forêt puis des zones urbaines et de la voirie, dans un mouvement qui ne témoigne aujourd’hui d’aucune faiblesse. De là, dans ce numéro, une ambiance générale qui n’est pas franchement optimiste. Dans le même temps, et de façon parfaitement corrélée, les « fermes » sont devenues des « exploitations agricoles » toujours plus grandes et plus productives. Entre 1995 et 2015, le nombre des exploitations laitières est passé de 156 000 à un peu moins de 68 000, alors même que la production de lait dans cette période a légèrement augmenté. Ce productivisme forcené, et intégralement voulu par l’État depuis le général de Gaulle, débouche néanmoins sur des profits souvent dérisoires du côté des agriculteurs, le lait, notamment, se vendant à des pris indécents. Les différents articles du numéro, on y reviendra en détail, permettent de comprendre la logique générale de ce triste mouvement, logique qui est, comme on s’en doute, celle d’un capitalisme désormais mondialisé. Les grands groupes de l’agro-alimentaire accumulent les bénéfices sur le dos des producteurs exsangues et aux dépens des consommateurs non-fortunés qui sont obligés, comme disait l’autre, de « bouffer de la m… ». L’Autre côté propose donc une description poussée des bouleversements dans le monde de l’agriculture depuis une soixantaine d’années, mais aussi de bienvenus éléments d’explication. En ce qui concerne les pistes qui permettraient de sortir du marasme, en revanche, on ne trouvera pas grand-chose à se mettre sous la dent, et le pessimisme, voire le désespoir, semblent l’emporter. Désespoir, parce qu’avec la fin des paysans disparaissent des modes de vie et des modes de penser qui, en effet, comme l’écrivait Mendras, sont constitutives de notre civilisation. Ce qui meurt, c’est une partie substantielle de ce que nous sommes. Voilà, trop résumée, la pensée qui se dégage de l’ensemble du numéro, pensée à laquelle je souscris personnellement, du haut de mon promontoire Sanflorain d’où j’observe un Cantal paysan qui résiste bien encore un peu, et c’est heureux, mais qui, lui aussi, s’étiole au profit du « cauchemar résidentiel » des lotissements, des zones commerciales bien mises en avant et des ronds-points toujours plus nombreux et plus moches.

 

Le premier article est en fait la traduction inédite du dernier chapitre du livre de Marc Badal, Vidas a la intemperie : Nostalgias y prejuicios sobre el mundo campesino, paru en 2017. L’auteur se livre à la reconstitution fine des « petits mondes paysans », sur un plan social mais surtout psychologique. La vie dans les paysages ruraux, au contact des bêtes et des plantes, induit une certaine mentalité et quelques belles qualités. L’humilité, par exemple. Contrairement à la rationalité urbaine et scientifique, explique Badal, la mentalité paysanne découle de la transmission orale et n’admet qu’une « véracité relative » : le paysan apprend et surtout remarque que tel phénomène est souvent suivi de tel autre, mais se refuse à en être certain. Mieux, il a tendance à prêter ces connaissances aux Anciens, et quant à lui ne fait que les rapporter. Ainsi, la connaissance paysanne instaure un lien avec ceux qui précèdent, et avec les autres en général, là où la modernité, depuis Descartes au moins, veut rompre avec l’argument d’autorité et l’héritage. C’est également par cette distance à l’égard de la « vérité établie » que Badal explique la capacité du paysan à accepter les plus étonnantes superstitions. En réalité, le paysan est un pragmatique, il doit s’adapter aux humeurs changeantes du temps ; d’autre part, son savoir est circonscrit. Le paysan reconnaît donc volontiers son ignorance pour tout ce qui dépasse le cadre généralement étroit de son activité agricole. Enfin, le paysan n’est pas tout à fait un individu (mais l’article d’Emmanuel Boussuge tend à montrer qu’il y a bien eu, à partir du XVIIIe siècle, un processus d’individualisation dans le monde paysan). Disons que dans la paysannerie, la communauté l’emporte sur l’individu, pour des raisons évidentes de survie. La mécanisation moderne a permis au « paysan » actuel de survivre à peu près seul, mais l’entraide, autrefois, était une nécessité vitale. Badal se demande si un « élan émotionnel » venait doubler ces relations intéressées, et répond qu’il est impossible de le savoir. Nous autres, modernes dé-paysannisés, sommes devenus des individus, et notre façon de penser actuelle nous empêcherait de comprendre celle des Anciens. C’est peut-être exagérer un peu la hauteur du mur qui nous sépare d’eux, car ces Anciens, pour commencer, nous avons pu en connaître quelques-uns, derniers héritiers du vieux monde paysan, et il ne semble pas qu’ils aient tous été incapables de sentiments. D’une manière générale, je dirai qu’il ne faut jamais s’imaginer que l’homme d’hier, ou d’ailleurs, appartient à une autre humanité, sans quoi on aurait du mal à justifier le travail des historiens ou des ethnologues.

L’article suivant est un dialogue entre la directrice de la revue et deux éleveurs du Cantal qui parlent de leur vie et font part de leur expérience du métier, non sans porter ici et là quelques jugements de valeur qui nous ont paru généralement frappés au coin du bon sens. L’un élève des moutons au-dessus de Murat, l’autre quelques vaches et surtout des porcs « de plein air » à Joursac. Autant dire qu’il s’agit de paysans atypiques dans un Cantal largement voué aux bovins, d’autant que nos deux intervenants sont « revenus » à la terre après des études plutôt littéraires et ne sont pas directement issus d’un milieu agricole. Il n’empêche que le récit de leur installation, relativement facile pour l’un, plutôt délicate pour l’autre, est du plus grand intérêt. Il ne s’agit pas de « bobos » des villes venus jouer au « rural », mais d’hommes intégrés au pays et fiers d’être paysans. De là d’ailleurs une certaine amertume chez Jérôme Planchot, lassé de voir les paysans attaqués de toutes part, voire méprisés par de belles âmes qui les tiennent pour des pollueurs forcenés, quand ce n’est pas pour des psychopathes assoiffés du sang des pauvres bêtes qu’ils destinent à l’abattoir (on reconnaît là, bien sûr, le discours de certains extrémistes « vegans »). Le malentendu autour de la présence du loup est également évoqué. Nos deux éleveurs ne sont pas pour autant aveugles face aux dérives du métier d’agriculteur et à la relative dénaturation des paysans modernes.

L’article qui suit est un autre entretien, ici avec Xavier Noulhianne, éleveur-fromager dans le Lot-et-Garonne depuis 2006 et auteur d’un livre sur son expérience (Le Ménage des champs, Paris, éd. Du bout de la ville, 2016). Là encore il s’agit d’un paysan atypique puisqu’il fut d’abord ingénieur dans l’industrie chimique. Témoignage remarquable et d’une rare profondeur. D’une radicalité totale, aussi, comme l’exige semble-t-il la réalité de l’industrie agricole actuelle, elle aussi radicale, dont l’éleveur retrace brièvement l’histoire. Est d’abord évoqué le contenu des formations agricoles, dont on apprend qu’elles ne portent guère sur la réalité du métier mais presque entièrement sur l’apprentissage des codes, certifications et normes imposés par l’État et maintenant par l’Europe. Un éleveur n’est pas un éleveur mais un UTH (Unité de Temps Humain) ; le nombre d’animaux se dit UGH (Unité Gros Bétail). Une chèvre, apprend-on, vaut 0,14 UGB. L’agriculture est devenue une activité totalement administrée et le paysan est une sorte de fonctionnaire qui doit se plier sans cesse à des normes drastiques, faire des listes, établir des comptes, obéir à des protocoles, cocher des cases. Xavier Noulhianne raconte à ce sujet quelques anecdotes franchement terrifiantes. Qu’apportent exactement les certifications et autres normes de qualité, AOC et AOP par exemple, que l’on présente généralement comme des garanties sérieuses ? Pour Noulhianne, l’AOC « Comté » mise à part, il s’agit toujours de transformer un produit agricole en produit industriel, de formater et d’aseptiser. (On illustrerait bien le phénomène avec notre fromage emblématique, le cantal, qui réussit à atteindre d’inédits niveaux de nullité, le meilleur cantal que j’aie mangé récemment étant un ersatz corrézien évidemment dénué de tout statut officiel). Les normes ne sont pas envisagées dans le sens de la qualité mais dans celui de l’industrialisation et du marché : on a voulu rendre possible la fabrication d’un fromage peu cher et bas de gamme. En fin de compte, Xavier Noulhianne récuse le terme de « paysan », qui ne correspond plus en rien à la réalité. Se dire « paysan » reviendrait à nier les bouleversements, à sombrer dans la muséification, à se mentir. Il faudrait dès lors s’engager dans un travail de reconstruction, inventer une nouvelle sociabilité qui, est-il précisé, ne se fera pas sans la ville et ses banlieues. Conclusion qui mélange l’optimisme échevelé d’une réconciliation générale avec l’acceptation de la fin des campagnes, et qui me paraît trop sacrifier à l’idée d’un sens de l’histoire qu’il serait vain de vouloir contrarier. Si ce monde paysan est définitivement mort, s’il n’y a plus moyen de sauver quelque chose, je ne vois pas quel combat il resterait à mener au sein du monde agricole. Côté « solutions », je l’ai dit, on reste sur sa faim. La vérité, me semble-t-il, c’est qu’on ne réglera rien par des initiatives individuelles, sinon ponctuellement ; il faudrait admettre que la mondialisation n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité, favoriser le retour des « pays » (aussi bien des nations que des terroirs) et subordonner la finance à l’intérêt réel des peuples. Vaste programme, certes !

Je passe plus vite, en m’excusant, sur les deux articles suivants. Emmanuel Ferrand évoque l’avenir de l’agriculture urbaine et connectée. D’un côté, la perspective sombre d’une agriculture encore plus indépendante des hommes, avec des puces infiltrées partout permettant de mesurer les besoins exacts des plantes et de leur délivrer la dose exacte de chimie nécessaire. Tout cela devant pouvoir combiner, en théorie, souci écologique et production encore augmentée. De l’autre, un « retour à la terre » sur les toits en terrasse et les murs végétalisés de nos villes. L’agriculture fun en ville et high-tech à la campagne, donc. Mais l’auteur explique bien que les potagers de toits ne seront jamais rentables et qu’ils ne peuvent servir qu’à réinjecter un peu de lien social dans les mégapoles, ce qui ne serait déjà pas si mal. Pour le reste, c’est encore le projet délirant d’un monde où l’on accepte le principe que moins il y a d’hommes pour faire un travail, mieux c’est. Jocelyne Porcher traite pour sa part de notre rapport aux animaux dans la perspective nouvelle de l’activisme vegan. La viande cellulaire pourra-t-elle remplacer les bêtes ? Rappelons que les nouveaux défenseurs de la cause animale n’en sont plus à militer contre les mauvais traitements et les mises à mort brutales (il faudrait s’en prendre à la norme hallal, ce qui semble de mauvais goût), mais qu’ils récusent l’idée même d’élevage et de domestication des bêtes. Si manger des « animaux morts » est horrible, traire les vaches et faire pondre les poules ne l’est pas moins, car c’est traiter l’animal en esclave tout juste bon à servir son Maître. Encore plus radicaux sont ceux qui refusent jusqu’à l’idée d’animal « de compagnie » – nos amis les chiens, chats et poissons rouges –, lesquels seraient eux aussi traités comme des sous-êtres au service de notre plaisir égoïste. C’est là bien sûr ne rien comprendre aux rapports de l’homme avec les bêtes, le véganisme n’étant pas l’amour des animaux, mais la haine des humains.

La directrice de la revue, Séverine Denieul, signe un article assez crépusculaire : « La campagne existe-t-elle encore ? ». Elle remarque que le territoire français s’uniformise, à cause notamment du cancer des zones commerciales (la France détient le record, avec la Grande-Bretagne, du nombre d’hypermarchés), et des espaces pavillonnaires toujours en extension. À cela s’ajoute la voirie triomphante, avec ses merveilleux ronds-points, tandis que l’on détruit les haies et les chemins ruraux. Le développement des lotissements est spécialement incriminé. Ils favorisent le repli sur soi et ne sont qu’une caricature de village, sans rues, sans places, sans commerces. Les maires ont tenté de lutter contre la désertification en livrant des maisons de lotissement clefs en main à des familles dont les enfants pouvaient assurer la survie de l’école, mais les enfants grandissent et vont au collège, et il faut refaire un lot de maisons pour accueillir de nouveaux enfants, ad infinitum. Voilà qui explique la physionomie de trop nombreux villages, avec leurs vieilles maisons vides et leurs lotissements toujours plus grands, à l’entrée et à la sortie. Peut-être aurait-on pu signaler plus clairement ce que ce drame doit à la logique comptable et à la volonté de « faire des économies », dont on voit ici l’un des effets pervers. Si l’État ne menaçait pas toutes les cinq minutes de fermer l’école, le collège ou la maternité (alors qu’il claque par ailleurs un « pognon de dingue »), on ne sombrerait pas ainsi dans l’enchaînement des fausses solutions. Séverine Denieul en veut tellement aux lotissements qu’elle critique les rares auteurs qui les défendent (encore qu’ils défendent surtout leurs habitants). Elle nie que l’insécurité sociale et culturelle ait poussé les gens à quitter la banlieue pour la périphérie, comme le répète le géographe Guilluy, souvent invité à la télé, reprochant à ce dernier d’agiter le spectre de la menace « culturelle » derrière laquelle se profilerait un lourd sous-entendu. Elle suggère que cette menace ne serait pas réelle, tandis que les élites n’approuveraient pas forcément la mondialisation économique. Cette bizarre défense des élites ne tient pas compte du fait que l’on peut en effet critiquer ou même haïr la mondialisation économique, en paroles, tout en en profitant dans la réalité, de même que l’on peut vanter les mérites de la « diversité » tout en s’arrangeant pour ne jamais la côtoyer. Appartenir aux élites c’est justement avoir le beurre et l’argent du beurre, la belle vie et les belles idées. Mais Séverine Denieul incrimine plutôt les habitants des périphéries, coupables de pourrir la campagne par leurs pavillons interchangeables. Quand le philosophe Michéa explique que ces habitants – qui ont formé les premiers bataillons de Gilets jaunes –  ne tirent aucune satisfaction d’habiter loin des infrastructures, qu’ils n’ont pas choisi d’avoir constamment recours à la voiture mais ont été poussés à s’éloigner des villes devenues trop chères ou trop mal fréquentées, Denieul répond qu’il s’agit bien d’un choix, et d’un choix égoïste, consistant à vouloir vivre à la campagne tout en ne s’éloignant pas trop des services urbains. L’habitant pavillonnaire est-il donc victime ou coupable ? Il n’est pas difficile, je crois, de donner un peu raison aux deux points de vue. Il est très clair que dans nos campagnes, le plus souvent, on choisit le pavillon. Les centres-villes et centres-bourgs du Cantal offrent toutes les possibilités de logement, mais on veut absolument avoir son barbecue monumental, son gazon, la balançoire (et le trampoline) pour les gosses, deux garages pour que les voitures ne prennent pas froid, une allée goudronnée et, beaucoup moins souvent, comme le remarque Séverine Denieul, un petit bout de potager de loisir. Cela n’empêche pas qu’aux abords des plus grandes villes on s’éloigne des centres et des banlieues pour d’autres raisons, financières et, n’en déplaise à certains, culturelles. Il faut simplement distinguer deux types de zones pavillonnaires, celles reliée aux villes d’une certaine importance et celles qui fleurissent en milieu campagnard.

Dans les deux cas, c’est vrai, le résultat est le même au plan esthétique. Tout cela est hideux et transforme profondément la physionomie de la campagne, et c’est miracle quand on tombe aujourd’hui sur un vrai coin de campagne préservé (mais non abandonné), avec ses retraités et ses paysans en activité. On doit se réjouir que le Cantal en offre encore quelques-uns, et un peu plus qu’ailleurs, me semble-t-il. Mais pour combien de temps ?

Surgit alors, bien sûr, la question inévitable : que faire ? Séverine Denieul répond qu’il faut abandonner le rêve pavillonnaire, aussi contradictoire que nuisible, et pour cela, si je comprends bien, qu’il faudrait en dégoûter les gens. J’acquiesce, en ajoutant qu’on n’y parviendra pas en maintenant l’insécurité sociale et « culturelle » dans nos villes et banlieues. Il faudrait aussi donner l’envie de réinvestir les cœurs de village et de petite ville, ce qui passe par l’éducation.

De là, pour finir, le grand intérêt du dernier article, que signe Emmanuel Boussuge. En nous montrant les belles réalisations d’art populaire (linteaux et croix) de la vallée de Brezons, l’auteur parvient à relativiser l’absence de sentiment individuel dans l’univers paysan, puisque ces œuvres peuvent être signées, mais en même temps il donne le goût de ces vieilles choses soi-disant périmées. Emmanuel Boussuge suit la piste de plusieurs maîtres maçons ayant œuvré à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Alphabétisés (superficiellement), ils signent leurs productions et révèlent des goûts et des façons de faire personnels. Leurs réalisations, techniquement frustes, n’en sont pas moins porteuses d’émotion, et l’on peut à bon droit les préférer à bien des œuvres classiques et savantes, sans parler de ce que l’on nous vend aujourd’hui sous le nom d’« art contemporain ». Quand les Français auront massivement compris que vivre dans le vieux et le beau rend plus heureux que de « faire construire », un grand pas sera fait.

Je recommande donc vivement la lecture de ce numéro de la revue « L’autre côté », qui apporte un regard riche, profond et honnête sur la réalité et l’avenir (sombre) du monde paysan. Tous les articles suscitent la réflexion et pourraient donner lieu à de fructueux débats, comme j’ai essayé de le montrer dans cette recension. En fin de compte, l’examen des dernières évolutions du monde paysan amène à questionner la modernité dans son ensemble et dans son essence. L’industrialisation imposée, la logique comptable, la technicisation des procédures, la mainmise de l’administration s’y révèlent dans toute leur horreur et leur inhumanité. Ce rêve fou de rentabilité et de rationalisation, qui cherche à s’imposer partout, quels que soient les dégâts qu’il a déjà occasionnés et qu’il continue à faire, nous conduit tout droit vers une catastrophe qui est loin de n’être qu’écologique. J’irai plus loin : même en imaginant que la prodigieuse inventivité humaine parvienne à maintenir ce productivisme en cessant de nuire à l’environnement, comme, après tout, cela reste possible, ce processus n’en détruira pas moins ce qu’il peut surnager de sociabilité, de décence et de bienveillance dans notre société. On pleure la mort des ours polaires, des papillons et de l’air pur, avec raison, sans voir que c’est la mort de ce qui fait l’intérêt de vivre qui est d’abord en jeu. À quoi bon vivre, si plus rien n’a de sens ? Le combat le plus urgent, le plus fondamental, n’est pas contre la pollution. Encore une fois, le monde qui est le nôtre présentement, le même exactement, qui continuerait à suivre cette pente, mais sans pollution, n’en serait pas moins irrespirable. Il s’agit de savoir ce qui mérite d’être entretenu avec amour, ce qui ne peut sous aucun prétexte passer par pertes et profits au nom du « progrès ». Le monde paysan, et la campagne qu’il rend possible, font incontestablement partie de ce socle à préserver ou à restaurer.

 

Pierre Moulier

 

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